Formellement aboli dans l’Empire russe en 1861, le servage caractérisa pendant des siècles l’organisation socio-économique de l’Ukraine. Les seigneurs féodaux jouissaient d’un contrôle économique et juridique presque total sur leurs serfs, qui n’avaient le droit ni de quitter librement le domaine seigneurial ni de posséder de la terre. Le terme kripak (« serf », du verbe prykripyty, qui signifie « fixer, attacher ») reflétait la condition de cette classe sociale : l’attachement, non pas à une famille ou à une communauté, mais à la terre et, par extension, à la volonté du seigneur.
Au XVIᵉ siècle, le système féodal commença à se généraliser et à s’ancrer dans les territoires ukrainiens. Le servage atteignit son apogée au XVIIIᵉ, sous Catherine II. Paradoxalement, son institutionnalisation en Ukraine coïncida avec l’essor en Europe de la pensée des Lumières, qui promouvait haut et fort la liberté, la dignité individuelle et l’universalité des droits. Tandis qu’en Occident les philosophes théorisaient les notions de contrat social et d’émancipation, en Europe de l’Est, les élites consolidaient un système d’asservissement et de déshumanisation systématique de la paysannerie…
Si les serfs n’étaient pas des esclaves au sens juridique du terme, ils étaient privés d’autonomie, d’un accès à l’éducation, de la liberté de mouvement, du droit de propriété et souvent du droit à l’intégrité physique (ils pouvaient subir des châtiments corporels). Sans être considéré comme un « bien meuble », le paysan était un objet, soumis juridiquement et exploité économiquement.
Une littérature anti-esclavagiste apparaît alors comme forme de protestation morale et intellectuelle contre ce système. Ses auteurs servent un quadruple objectif : dénoncer le servage, donner une voix aux paysans réduits au silence, construire une contre-mémoire aux discours impériaux officiels et défendre un nouveau contrat social en Ukraine.
Taras Chevtchenko, figure centrale de ce courant, va transformer, sur les plans culturel et éthique, l’identité nationale. Ses poèmes Le Songe, Kateryna, La Servante et Aux morts, aux vivants et à ceux qui ne sont pas encore nés sont des cris de compassion pour les opprimés et de colère contre l’injustice. Dans l’œuvre de Chevtchenko, le paysan n’est pas une simple victime, il est un protagoniste dont la souffrance est dépeinte pour dénoncer un système bâti sur la violence systématique.
Chevtchenko lui-même est né serf en 1814. En 1838, quand il a 24 ans, le peintre Karl Brioullov et le poète Vassili Joukovski, convaincus de son talent de peintre, rachètent sa liberté. Mais onze ans plus tard, en 1847, Chevtchenko est arrêté en raison de ses liens avec la Fraternité Saints-Cyrille-et-Méthode, un cercle politique clandestin basé à Kyiv et agissant en faveur du mouvement national ukrainien. Le poète est enrôlé de force dans l’armée impériale russe, condamné à servir pendant dix ans sous surveillance stricte à Orenbourg, dans l’Oural, et frappé d’une interdiction d’écrire et de peindre.
Taras Chevtchenko meurt jeune, à 47 ans. Il n’a vécu en homme libre que treize ans et a passé la majeure partie de sa vie comme serf dans l’Empire russe. Pourtant, il fut certainement sensible à d’autres contextes d’oppression que le sien. En 1858, il avait rencontré Ira Aldridge, comédien et abolitionniste afro-américain, lorsque ce dernier était en tournée à Saint-Pétersbourg. Chevtchenko avait été ému aux larmes par son interprétation d’Othello, alors même qu’il ne comprenait pas l’anglais. Malgré la barrière de la langue, les deux hommes — l’un marqué par le servage, l’autre, par la discrimination raciale — s’étaient liés d’amitié. Amitié symbolique d’une solidarité entre les peuples opprimés et dont il nous reste aujourd’hui comme preuve un portrait au pastel d’Ira Aldridge, réalisé par Chevtchenko.
Il existe aussi de remarquables parallèles entre la vie de Taras Chevtchenko et celle de Frederick Douglass, célèbre abolitionniste, écrivain et orateur afro-américain. Nés respectivement serf et esclave, ils deviendront des hommes libres la même année, en 1838. Surtout, ils utilisent tous deux le langage et l’art comme outils d’émancipation : Douglass, pour prononcer des discours et rédiger plusieurs autobiographies qui révèleront la violence de l’esclavage ; Chevtchenko, pour ses poèmes et ses tableaux condamnant l’injustice du servage et la domination impériale. Leurs vies respectives témoignent d’un système d’oppression global au XIXᵉ siècle, construit sur la déshumanisation des corps mis au travail, mais aussi du courage et de l’agentivité morale et créative de celles et ceux qui brisèrent leurs chaînes.
La pensée anti-esclavagiste ne disparait pas avec l’abolition formelle du servage en 1861. Au contraire, nombre d’auteurs ukrainiens continuent de mettre la classe paysanne au centre de leurs œuvres pour critiquer l’injustice structurelle qu’elle subit toujours. Des écrivains tels que Panas Myrny, Ivan Netchouï-Levytsky et Borys Hrintchenko décrivent le vide moral résultant d’une émancipation des serfs sans réelle transformation du système. Ils posent la question suivante : que vaut la liberté juridique dans un contexte d’aliénation existentielle ?
La femme de lettres ukrainienne Marko Vovtchok [1833 – 1907], fait partie de ces défenseurs de la liberté. Celle qui séjournera plusieurs fois à Paris au cours des années 1860 va enrichir la littérature anti-esclavagiste ukrainienne de sa prose réaliste. Dans ses Récits populaires, portraits intimes de la vie des serfs, Marko Vovtchok met en lumière la condition des femmes et des enfants ; dans Karmeliouk, Une dame instruite et Maroussia [qui reçut le prix Montyon de l’Académie française en 1879], elle décrit les dynamiques de genre, de pouvoir et de classe au sein du système féodal. Sa stratégie narrative peut être comparée à celle de la romancière américaine Harriet Beecher Stowe dans La Case de l’oncle Tom. En effet, Vovtchok et Stowe cherchent toutes deux à éveiller chez leurs lecteurs l’empathie et l’indignation morale.
Les protagonistes de Marko Vovtchok incarnent souvent la lutte cosaque. C’est le cas par exemple d’Ivan Karmel’ (protagoniste de sa nouvelle Karmeliouk), héros populaire et symbole d’une autonomie perdue. En Ukraine, la littérature anti-esclavagiste ravive la mémoire d’une liberté perdue pour délégitimer l’ordre socio-économique de l’époque.
Dans l’œuvre de la femme de lettres et féministe ukrainienne Olha Kobylianska [1863 – 1942], les personnages paysans incarnent souvent une double résistance : contre la domination patriarcale et contre un éthos culturel normalisant la subordination. En traitant à la fois de la condition féminine et de la condition paysanne, Kobylianska soulignera les dynamiques plus larges de l’oppression et s’inscrira dans le courant féministe de la littérature anti-esclavagiste ukrainienne.
Tout comme d’autres écrivains abolitionnistes de leur temps, celles et ceux qui eurent le courage de protester contre le discours dominant dans l’Empire russe nous offrent un témoignage à la fois singulier et universel. En dénonçant le servage, Chevtchenko et ses héritiers épousèrent une vision globale de la liberté, ancrée dans le rejet de la hiérarchie et l’affirmation de la dignité humaine.
Cet article est le fruit d’un partenariat avec l’Institut ukrainien, agence d’État ukrainienne chargée de promouvoir la langue et la culture ukrainiennes dans le monde par la diplomatie culturelle, et l’ONG Cultural Diplomacy Foundation.